S'endormir en se glissant dans les récits des autres...
L'héroïne du livre de Becky Chambers, "Apprendre si par bonheur" (To Be Taught, If Fortunate, 2019, traduction française de Marie Surgers, l'Atalante 2020), décrit ses méthodes pour trouver le sommeil. Et celle-là, s'imaginer dans les livres qu'on vient de lire (ou les films ou n'importe quelle oeuvre de fiction voire un livre d'histoire ou de géographie), je la connais fort bien :
"Parfois, je bâtissais sur les fondations des autres en me rejouant les meilleures scènes d’un roman ou d’un jeu, et j’améliorais même certains passages. En tout cas, la question faisait son office, et pendant des années c’est comme ça que je me suis endormie, blottie dans un nid que je tissais moi-même."
Je pratique probablement depuis mon enfance. C'est une forme de lecture "active" en quelque sorte, ou de post-lecture active (qui laisse le rêve agir en tous cas), qui m'a beaucoup aidé quand j'étais enfant, pour explorer des instances de soi, des possibilités, défamiliariser le petit monde dans lequel on grandit - la cité pour moi, l'ennui, la laideur, la violence - rêver dans les livres, c'est ce que j'avais trouvé de mieux pour m'échapper, trouver le sommeil, lutter contre l'angoisse, se construire narcissiquement - y'avait du boulot
)
Et ça fonctionne encore aujourd'hui. Transformer l'angoisse, "trouver le sommeil dans la fiction du rêve", et, aussi, assimiler ce qu'on a lu, pas tant intellectuellement que physiquement, ou "psychiquement"', affectivement, émotionnellement, dans cette sorte de physicalité étrange propre à l'être du rêve, du corps endormi. Il m'arrive même "d'écrire dans ma tête en m'endormant - en "améliorant" comme le dit Becky Chambers, le récit des autres. C'est ainsi sans doute que j'ai "appris" à écrire. On dit que le meilleur moyen d'apprendre à écrire, c'est de lire et d'écrire (évidemment), mais on ne devrait pas négliger le rêve ou la rêverie. Bien souvent je me réveille au matin avec en tête les pensées qui me sont venues en rêvant "dans le livre" que j'avais lu avant de dormir. (et je vous en fais part ici par exemple !).
Beaucoup de philosophes, d'écrivains, de musiciens, ou de scientifiques, ont témoigné de la manière dont leur activité créative bénéficiait de l'activité onirique - faire confiance au rêve (il y a toute une réflexion par exemple chez Henri Poincaré, sur les fulgurances de l'intuition - le recours au rêve peut certainement permettre d'entraîner, d'exercer, d'affiner l'intuition. Et pour celles et ceux que ça intéressent, il existe tout un courant de pensée "intuitionniste" qui est vraiment intéressant.)
(bien évidemment, je n'oublie pas que je suis psychanalyste, donc, le rêve, c'est presque mon métier ! Et là, je ne peux que renvoyer aux textes fabuleux de mon cher W.R. Bion, et d'un de ses disciples les plus inspirés, Antonino Ferro !
https://fr.wikipedia.org/wiki/Antonino_Ferro